mardi 9 août 2016

La caissière est-elle un être humain comme les autres ?

Beaucoup d'entre vous le savent : à côté de mes études, je bosse comme caissière dans un supermarché.
Et ça fait un bon moment que j'ai envie de dire quelques mots de cette expérience de vie.
Une expérience de vie que je peux séparer en deux catégories :

une expérience du Temps - une expérience de l'Humain

Au delà du confort matériel (le salaire, quoi), qu'est-ce que rester assise neuf heures dans la journée à passer des articles de droite à gauche sans plus prêter attention aux bips incessants, à dire bonjour-cumulus-merci-au revoir des centaines de fois par jour, peut bien m'apporter ?


Une expérience du Temps

Depuis cinq ans que je bosse, mon rapport au temps a immensément évolué.
Les premiers temps (haha) ont été vraiment rudes : outre l'inconfort physique (mal de dos, fourmis dans les jambes et j'en passe), le plus pénible fut la découverte de l'ennui. Pas l'ennui du style "je ne sais pas quoi faire de ma journée, bon je zappe un moment devant la télé" qui a son petit charme, mais l'ennui qui te fait regarder ta montre en te disant "allez, ça doit bien faire une heure que je bosse" alors qu'en fait, l'aiguille a à peine bougé de cinq minutes (véridique). Le temps est devenu mon pire ennemi, je regardais ma montre toutes les trois minutes en priant pour qu'un quart d'heure se soit écoulé, je calculais sans cesse le temps qu'il me restait avant la pause/la fin de journée. Il me semblait que le temps s'enlisait, s'arrêtait. Mentalement, je peux vous dire que c'était… pas intenable puisque j'y suis encore, mais usant. Je rentrais à la maison avec l'impression de m'être fait manger ma journée par un monstre insensé.
Le truc étrange dans le rythme de la caisse, c'est qu'il est à la fois impossible d'être totalement concentrée - vu la monotonie de la tâche - et impossible d'être totalement dans ses pensées - puisqu'il faut interagir avec le client, compter l'argent. Ce qui donne un cerveau le cul entre deux chaises (… drôle d'image).

Je ne sais pas si je l'ai tout de suite conceptualisé de la sorte, mais mon premier acte pour me sortir de cette relation bancale au temps fut d'enlever ma montre. Laisser le temps filer sans vouloir absolument savoir où il en est m'a rapidement permis de me détendre, puisqu'il passe de toute façon, sans que m'impatienter aide en quoi que ce soit.
Mais l'ennui subsiste. L'ennui qui apparait a priori comme l'expérience la plus brute du temps, où le temps donne l'impression d'appuyer de tout son poids sur nos pensées. Alors j'ai trouvé des dérobades : avoir un petit carnet sur mes genoux, profitant de chaque instant de libre pour noter ce qui me passe par la tête ; m'amuser à deviner le prénom des gens et vérifier mon pronostic sur la carte cumulus ; compter le plus loin que je pouvais (je suis déjà allée au-delà de six cents) ; … bref, les idées ne manquaient pas pour tenter de m'extraire du présent qui m'accablait.

Puis les années passent, se ressemblent et j'atterris dans un cours d'éthique du temps. 
En soi, ce cours était déjà un sacré exercice, le prof parlant à une vitesse extraordinairement basse, avec de longs temps de silence entre deux phrases (ou au milieu), le tout d'un ton parfaitement monocorde. Pourtant, j'ai adoré ce cours. Parce qu'il m'offrait l'occasion de réfléchir à quelque chose qui me posait problème, parce que nous pouvions partager nos expériences, et parce qu'il y a eu cette question : "Comment ne pas être absent quand le temps est présent ?"
C'est là que j'ai compris que ce n'était pas le temps mon problème, mais mon rapport au temps : j'essayais de le fuir, d'être absente, ce qui ne pouvait mener qu'à l'ennui, à cette sensation d'avoir le cerveau entre deux chaises. Je pensais que l'ennui était une fatalité inhérente à mon job, et j'ai appris que l'ennui est un rapport faussé au temps, une anomalie. Il me fallait donc apprendre à être présente au temps présent. L'un des concepts qui m'a aidée en ce sens est celui-ci : il ne faut pas considérer le temps comme une page blanche à remplir, mais laisser le temps être ce qu'il est et en découvrir le sens à chaque instant.
Du coup, à ma caisse, les jours qui ont suivi, au lieu de geindre intérieurement sur le temps qui ne passe pas, je me disais : "quel est le sens de ce moment sans clients ? Comment puis-je m'en accommoder?" Alors je nettoyais mon tapis roulant, je rangeais les paniers, ou je priais, tiens, au lieu de me balancer de droite à gauche sur ma chaise. Et le temps s'est mis à passer sacrément plus vite !

Chaque jour de boulot, je tente de ne pas me laisser envahir par le fatalisme de l'ennui. Je ne dis pas que c'est gagné à chaque instant, parfois je soupire et j'en ai marre, mais au moins, je sais que je peux y remédier si j'y mets du mien. Car oui, déceler le sens contenu dans chaque instant demande pas mal d'effort, c'est moins évident que de s'évader dans ses pensées. Mais c'est plus gratifiant.

Récemment, j'ai lu Trois amis en quête de sagesse, un ouvrage composé de discussions entre Alexandre Jollien (philosophe), Mathieu Ricard (moine bouddhiste) et Christophe André (psychiatre). Et cette lecture me conforte dans l'idée qu'il faut que j'apprenne toujours plus à ne pas être absente quand le temps est présent, moi qui ai trop souvent tendance à me réfugier dans mon monde intérieur.
Etre présente, en acte et en pensée, face à chaque client, face à chaque instant.


Une expérience de l'Humain

Il me faut le dire clairement : le seul intérêt de mon job, c'est bien l'Humain.
Par la diversité d'expérience et d'observations que je peux y faire, et que je ne pourrais pas faire ailleurs.
Expériences et observations qui sont loin d'être toutes positives. Mais c'est toujours bon à prendre.

Le plus marquant a été, et reste toujours, de me confronter à l'indifférence. Dis comme ça, ça a l'air d'un mot inoffensif… mais je peux dire que l'expérimenter est passablement affreux, bien que j'essaie d'y prêter de moins en moins d'importance. Affreux en ce sens où l'on ne se sent pas exister, puisque beaucoup de clients ne prennent même pas la peine de répondre à mon bonjour, ne me regardent pas une seule fois alors même que la monnaie passe de ma main à la leur. Bref, j'ai dans ces moments là l'insidieuse impression de n'être qu'une machine, de ne plus être humaine... Se sentir déshumanisée, ça fait peut-être un peu mélo, mais c'est bien ça.
Le positif de cette expérience ô combien frustrante de l'Humain, c'est que je me suis rendue compte de l'importance folle, de la nécessité vitale du contact humain, de la bienveillance envers chaque être que l'on rencontre, ne serait-ce que quelques instants à la caisse. Du coup, je fais bien plus attention qu'auparavant à être aimable avec les caissières, ou n'importe quel autre travailleur que je rencontre.
A ce propos, les mots d'Amélie Nothomb, dans son bref récit Les Myrtilles, résonnent souvent en moi. Alors qu'elle croit marcher seule dans la montagne, elle croise des traces de pas :

"découvrir un humain unique au coeur de ce vide, ce serait forcément grisant. Soudain, à l'horizon, j'aperçus un point. Je ressentis une émotion extraordinaire, celle que l'on devrait toujours éprouver en voyant un être, et je voulus crier."

Ainsi, par contraste, la moindre gentillesse, le moindre sourire devient tout un monde pour moi qui suis assise à ma caisse. De brefs échanges cordiaux me ravissent et me donnent l'énergie de continuer ma journée le plus sereinement possible.
D'ailleurs, ce ne sont pas ceux à qui l'on penserait en premier qui me redonnent l'impression d'exister en tant qu'humain. En effet, les clients les plus choux avec moi sont principalement les handicapés mentaux et les marginaux,  ils sont bien souvent les seuls à me demander comment je vais, à me souhaiter sincèrement une bonne journée. Et ça, comme je le disais, ça vaut tellement ! De fait, je me suis découverte une facilité de contact avec les handicapés et les gens un peu… spéciaux, et ça me fait bien plaisir ! Au-delà de mon job, ces contacts positifs m'apprennent à moins juger les gens, à entrer plus facilement en relation, quelle que soit la tronche de la personne en face.




Je pourrais encore parler de mon rapport avec mes collègues, ou de mes observations mi-amusées mi-désabusées au sujet des caprices enfantins et de la gestion parentales de ceux-ci, mais cet article est déjà bien long, ce me semble.

En guise de conclusion, voici quelques conseils pour faire de vous des clients que les caissières aimeront de tout leur petit coeur éprouvé :
- Dites bonjour-merci-au revoir (c'est de la pure politesse)
- Souriez à la caissière et regardez la dans les yeux (c'est un humain en face de vous)
- Ne mettez pas vos articles en tas instables sur le tapis (c'est chiant et pas pratique)
- Dépliez vos billets et comptez votre monnaie avant de les donner (parce que)
Bref, rien de compliqué, vous voyez. Et si vous pratiquez déjà tout ceci, bravo et merci.