Je vous propose aujourd'hui un sujet
qui fâche : la colère.
Parce que, dernièrement, je me suis
rendu compte qu'on n'a pas souvent la possibilité de l'exprimer, et
qu'on doit au contraire la contenir à l'intérieur de nous – au
risque de la laisser nous consumer.
Je vis dans un monde, et nous sommes
beaucoup dans ce cas, où la colère est considérée uniquement
comme négative : la faute à une certaine morale stoïcienne
qui prône l'ataraxie (la disparition de toute passion), la faute à
une vision de la féminité comme devant être douce et à l'écoute,
la faute à une mentalité suisse – et particulièrement vaudoise –
qui ne veut déranger personne, la faute à l'image lisse d'un Jésus
qui pardonne et tend l'autre joue.

Moi-même, j'ai longtemps cru que la
joie était la seule émotion de base à être positive, aux dépends
de la peur, du dégoût, de la tristesse et de la colère. Pourtant,
et merci Vice-versa, chaque émotion a sa raison d'être, et aucune
n'est intrinsèquement positive ou négative (toujours dans
Vice-versa : ce merveilleux
moment où Joie se révèle inutile
face à un compagnon en détresse, tandis que Tristesse écoute et
compatit, permettant le soulagement).
N'en déplaise à
maître Yoda, chaque
émotion est légitime, et pour qu'elle s'exprime adéquatement, il
ne faut pas la rejeter, mais bien au contraire l'habiter, lui faire
place, l'écouter. Ouh, quelle mauvaise padawan je ferais.
(Mais bon,
ils auraient appris à Anakin à gérer ses peurs et ses colères
plutôt que les museler, pas sûr que Dark Vador aurait existé...)
Blague à part, pourquoi vous parler
spécifiquement de la colère ?

Il se trouve que mon travail de mémoire
universitaire concerne l'inclusivité dans l'EERV, et qu'au détour
de mes lectures sur le sujet, un constat s'est imposé à moi :
même les plus fervents défenseurs (romands) de l'inclusivité
restent très soucieux de ne pas brusquer les opposants
(j'aurais
pour ma part tendance à dire : les homophobes), de prendre en
compte leur réticences, de n'avancer qu'à coup de compromis tièdes
pour « perdre » le moins de monde au sein de nos Eglises.
J'avoue, ça m'a mise en colère. Parce
que, finalement, j'en ai marre qu'on doive faire des compromis au
nom de l'Evangile, pour que chacun se sente à l'aise ! Au bout
d'un moment, il faut oser se positionner, surtout au nom de
l'Evangile !
De là, l'idée de travailler sur la
colère (celle du Christ principalement, que je prends comme modèle
d'inclusivité), entre autres pistes de réflexion sur l'inclusivité
au sein de l'EERV : et le moins qu'on puisse dire, c'est que mon
intuition semble prometteuse.
Je n'en suis qu'au tout début de cette
approche, et ma pensée n'est pas encore construite, mais j'ai envie
de vous livrer quelques unes de mes avancées sur le sujet.
Tout d'abord, l'observation du Jésus
des Evangiles, qui n'est pas aussi « angélique » qu'on
pourrait le croire a priori : il a chassé les marchands du
Temple (à coups de fouet, selon Jean!), il a traité Pierre de Satan, et traité ses disciples de débiles (j'actualise
son propos) un nombre incalculable de fois, maudit un figuier, traité
vertement les pharisiens, etc. Certes, il a bien dit : « Si
quelqu'un te frappe sur une joue, présente-lui aussi l'autre »
(Lc 6, 29), maiiiis, il a aussi dit « Je ne suis pas venu
apporter la paix, mais l'épée » (Mt 10, 34).
Jésus de
Nazareth était un rabbi exigeant, intransigeant. Les compromis,
assez peu pour lui.
Ensuite, grâce à d'éclairantes
lectures (principalement : Sainte Colère de Lytta
Basset, et Oser la colère de Yolande Nicole Boinnard, que je
vous recommande chaudement!), j'ai pu confirmer mon pressentiment :
la colère nait bien souvent d'un besoin de justice, la colère est
nécessaire à l'affirmation de l'identité, l'expression de la
colère est indispensable à la résolution de conflit, la colère ne
s'oppose pas à l'amitié mais à l'indifférence. Le tout étant de
savoir la prendre en compte, la prendre à bras le corps (à bras le
coeur?) afin qu'elle puisse être un terreau fertile, et qu'elle ne
nous ronge plus insidieusement.
Voici quelques citations :
Vue sous cet angle, la colère serait
ce qui rend incandescent mon besoin de justice : nous voyons
rouge ce que nous n'aurions même pas remarqué dans une période
d'indifférence. L'irruption de la colère nous met au pied du mur,
que nous le voulions ou non.
[L. Basset, Sainte Colère, p.
76]
L'enjeu de la colère est donc bien la
justice. Une personne en colère est une personne qui n'a pas renoncé
à la justice : y a-t-il une Justice ?
[L. Basset, Sainte Colère, p.
81]
N'est-ce pas à force de vouloir être
gentil et ne contrarier personne qu'on en arrive à contribuer
aux pires injustices ?
[L. Basset, Sainte Colère, p.
185]
Il s'agit pour Jésus de dissiper un
malentendu. C'est que, selon notre façon spontanée d'aborder le
message biblique, nous attendons exclusivement paix et harmonie de la
part du « bon Dieu » et du « doux Jésus ».
Fidèles à cette image, nous croyons devoir éviter tout conflit.
[L. Basset, Sainte Colère, p.
222]
Il est lui, avec son hostilité ou sa
malfaisance, je suis moi avec ma soif de relation authentique et pour
le moment nous sommes incapables de nous rejoindre ; je cesse
tout effort pour faire de lui un-e ami-e ; moi qui me croyais en
bons termes avec tout le monde parce que je cherchais toujours à
être comme le “gentil Jacob”, j'admets, j'accepte que j'ai des
ennemis... Me voilà seul-e, provisoirement défusionné-e ; au
moins, les choses sont claires. Or, je constate que ma solitude est
supportable car la distance instaurée par ma décision de nommer le
réel comme il est (autrui est mon « ennemi » pour le
moment) me remet immédiatement en contact avec ce qu'il y a de plus
vivant en moi : ma capacité à prier pour lui et pour moi ;
je m'en remets à Celui qui prend et prendra toujours mon parti dans
l'injustice que je subis, et je remets autrui à Celui qui ne le
laisse et ne le laissera pas perdre à jamais le tracé du
chemin-vérité-vie en lui-même.
[L. Basset, Sainte Colère, p.
231]
Jusqu'où Jésus de Nazareth, fils
d'humanité aux prises avec les mêmes difficultés que tout être
humain, est-il allé dans l'acceptation de son ambivalence aux yeux
des autres ? Il n'a pas craint d'admettre qu'il avait des
ennemis ; il les a désignés comme tels, dans la clarté de la
différentiation, n'hésitant pas à repousser violemment l'un de ses
disciples dont l'amitié fusionnelle l'empêchait d'aller jusqu'au
bout de lui-même à travers la « perte de son être »
(Mt 16,25).
[L. Basset, Sainte Colère, p.
233-234]
Une sainte colère est une colère qui
a été déposée en Celui qui ne renonce jamais à ce que justice
soit rendue : « A moi la vengeance, la rétribution
ou le paiement », lisait-on déjà en Dt 32,35 ; c'est le
meilleur placement que vous puissiez faire : votre colère m'est
précieuse, c'est une plante exubérante que je veux tailler pour la
faire s'épanouir en fruits de justice et d'équité ; c'est un
matériau brut dont je peux et veux faire une oeuvre d'art ;
c'est la part la plus vivante en vous que je désire embraser de ma
force de vie.
[L. Basset, Sainte Colère, p.
248]
A l'origine de toute colère
sanctifiée, il y a le désir de ne pas enfermer autrui dans son
inconscience ; si je me fâche contre lui, c'est que je crois un
minimum en son humanité, c'est à dire en sa capacité de cheminer ;
cela m'est insufflé par Celui qui sanctifie ma colère (...)
[L. Basset, Sainte Colère, p.
263]
Et pourtant, je sais que la colère
peut nous permettre d'accéder à notre dignité et à notre
créativité.
La colère fonctionne comme un système
d'alarme. L'émotion qui monte témoigne d'un mauvais fonctionnement
des relations, d'une frustration, d'un manque de respect ; elle
révèle que quelque chose doit être fait pour rétablir la dignité
blessée, reconstruire l'intégrité, réinvestir le territoire que
d'autres ont envahi, mettre un terme à l'intrusion, à la
manipulation, au harcèlement.
(...) Maladie relationnelle bien connue
en milieu chrétien : la peur de la colère se mue en peur du
conflit, voire du simple désaccord. Chacun-e s'interdit de dire non
à des comportements blessants, la frustration s'installe, les
blessures s'enveniment ; il devient de plus en plus difficile de
se parler en vérité. Et lorsque la coupe déborde, la situation
explose, la division s'installe... la peur de la colère, loin de
préserver l'amour, le détruit.
[Y. N. Boinnard, Oser la colère,
p. 25-26]
Ni dominer, ni même « gérer »
sa colère – mais apprendre à s'en faire une alliée, peut-être
même une amie. Lorsqu'elle naît à la suite d'une blessure
d'amour-propre, elle peut m'inviter à l'humilité ; lorsqu'elle
surgit, suscitée par une atteinte à la justice et à la dignité,
elle marque le cadre d'une vie véritablement humaine et stimule à
agir pour que ce cadre soit respecté. Elle engage en tous cas à
accorder une juste importance à la blessure qui a été infligée ;
elle peut nous aider à devenir conscients de ce qui nous habite en
vérité.
[Y. N. Boinnard, Oser la colère,
p. 68-69]
Est-ce bien adroit de conclure sur la
miséricorde ? Un danger menace : confondre miséricorde et
pardon, sauter par-dessus les étapes, se précipiter sur la
nécessité du pardon pour éviter le parfois douloureux passage par
la colère, et les difficiles démarches de clarification. Devenir
indulgent, ne pas réagir au mal, faire l'économie du courroux et de
l'indignation.
Or cette économie peut coûter fort
cher. On a vite fait d'affirmer un pardon illusoire, qui flirte avec
le déni, ou avec le mensonge. On ne peut sans doute pas exercer la
miséricorde sans avoir traversé la colère, sans avoir perçu avec
lucidité la nature des blessures, sans avoir formulé des reproches,
sans être entré en dialogue. Pour les humains comme pour Dieu,
miséricorde ne signifie pas indifférence, ni renoncement à sa
dignité, encore moins négation des souffrances. La miséricorde,
l'amour, invitent chaque protagoniste à prendre ses responsabilités,
engagent à faire tout le possible pour restaurer une relation
compromise.
Ainsi s'ouvrent les chemins de
réconciliation. Ainsi chaque personne aura une chance de tourner le
dos à la haine, à la rancune, à la vengeance. Et d'aimer son
proche comme soi-même, en tenant ensemble, d'une main ferme, colère
et miséricorde.
[Y. N. Boinnard, Oser la colère,
p. 89-90]
C'est par amour pour l'Eglise (et plus
particulièrement pour l'EERV, mon cher futur employeur) que je suis
en colère contre elle. J'aimerais qu'elle ose se positionner non pas
en cherchant sa propre conservation, mais en cherchant l'Evangile. Et
si ça ne passera jamais par des poings dans la gueule, ça passera
parfois par des poings sur la table.
La suite au prochain épisode* !
(*mon mémoire, si vous avez suivi)